Comme un rayon de soleil

Troisième étape : Villechauve Benais / 75,58 km, D+625m, 4h15…

Quelle bonne nuit passée sous ce préau ! Une installation de luxe m’a tendue les bras même si quelques nichées d’oisillons piailleront jusqu’à la tombée du jour, avant de reprendre au petit matin. Peu importe. Je me réveille, je me rendors. Je me réveille à nouveau. A sept heures, je décide de me lever. Je prends tout le temps qu’il me faut pour ranger un peu l’intérieur de ma « chambre » puis j’en ouvre la porte.

A mon grand plaisir, je constate que le ciel n’est plus gris mais uniquement parsemé de quelques nuages. Le sol semble sec. C’est alors que je prends conscience que ce que je prenais pour le bruit de la pluie, toute la nuit durant, n’était en fait que le bruit du vent dans les grands arbres, au loin. Une leçon de plus : lorsque tu t’attends au pire, le meilleur survient parfois. Pour autant, il ne faut pas vivre dans la crainte du pire mais vivre l’instant présent. Et à présent, je petit-déjeune de céréales et de lait, de bananes séchées et de cacahuètes grillées.

Je range le campement puis file faire un brin de toilette. D’ailleurs les sanitaires à proximité sont d’une propreté épatante. Mon rituel matinal n’en est que plus satisfait. Car depuis deux jours, je suis réglé comme du papier à musique. J’ai l’impression d’avoir fait un bond en arrière de cinq ans. Même si je n’ai plus la condition physique d’alors. Et mes cuisses, dures comme le béton et courbaturées, me le rappellent.

Je mets un peu de temps à réunir mes affaires et à plier le matériel succinct que j’ai emporté avec moi. Je veux prendre mon temps, en m’inscrivant dans le moment présent. Et en soignant l’équilibre de mon vélo.

Je sais que l’étape d’aujourd’hui sera courte : un peu plus de 75 kilomètres, en théorie. J’ai pris soin d’avoir une troisième journée allégée en matière de volume. Je sais que c’est cela qui m’avais permis, bien que blessé, de relever mon précédent défi.

S’il ne pleut pas ce matin, le soleil demeure caché derrière les nuages et il fait très frais. A tel point que j’envisage de sortir le coupe-vent, avant de me raviser ; la lecture de la carte m’indique que les premières côtes me donneront suffisamment chaud. Nous sommes le 14 Juillet, jour anniversaire de ma mère, jour de Fête Nationale, jour chômé par de nombreux artisans, dont les boulangers. Je ne vais donc pas faire le difficile : à la première boulangerie ouverte, je m’arrêterai.

Et je trouve celle-ci après deux heures de route. La patronne m’indique qu’elle n’a pas de sandwich aujourd’hui. Mais si j’attends un peu, elle peut m’en faire préparer un. Je ne veux prendre aucun risque et je sais que les cacahuètes salées que je trimballe avec moi depuis hier ne suffiront pas à calmer ma faim, ni à m’apporter de quoi carburer. Même si la distance à parcourir est plus faible. Je prends donc mon mal en patience et un croissant aux amandes (zeugma, Monsieur Desproges !).

Ma commande réglée et récupérée, je reprends la route. Aujourd’hui, je trouve le chemin difficile. Physiquement. Mentalement. Plus que les autres jours. Vent de face, puis de trois quarts, timides apparitions du soleil (mais suffisantes pour me donner chaud), côtes et faux-plats, tout y passe.

Ce matin, j’ai tout de même droit à un changement de paysage et de végétation. A l’orée d’un bois, je vois même débouler sous mon nez un faon qui ne m’a visiblement pas entendu arriver. Droite-gauche, contrepied parfait, puis d’un bond il s’enfonce dans le bois. Vols d’étourneaux, de cordeaux. Quelques rapaces crient dans le ciel leur bonheur quotidien d’être affranchis de la pesanteur. Le calme est partout, fracassé par les rares voitures qui me croisent ou qui me doublent.

Je n’ai pas remis le drapeau que m’a offert l’équipe de Gencontact. Je le fixerai à nouveau à quelques kilomètres de l’arrivée finale. Bien qu’il soit micro-perforé, il prend trop le vent. Et tant que je n’aurai pas de vent arrière, je n’ai pas besoin de cela pour souffrir. Car mes dérailleurs avant et arrière se sont mis au diapason : ils ont simultanément décidé de ne plus passer sur les plateaux le plus petits. La gestion des côtes risque de devenir compliquée, voire douloureuse, puisque je ne m’y connais pas suffisamment pour oser tenter un réglage des dérailleurs.

Et je ne veux surtout pas aggraver la situation actuelle. Je fais contre mauvaise fortune bon cœur en faisant de chaque côte un défi. Et je tripatouille du bout de la semelle de ma chaussure droite la chaine du vélo pour la contraindre à passer sur le petit plateau avant, lorsque je me trouve au pied de chaque côte importante. Il me faut parfois trois ou quatre tentatives pour y parvenir. Mais cela fonctionne !

Je suis suffisamment fatigué mais aussi suffisamment lucide pour décider de poursuivre ma route jusqu’au cinquante-cinquième kilomètres sans m’arrêter pour déjeuner. Car je sais que le redémarrage sera difficile après avoir mangé. Et c’est à Cléré-les-Pins que je m’arrête. Comme un signe, la place de la mairie est occupée par un petit arbre au pied duquel est adossé un cycliste fait de paille, de bois et de ferraille. Son vélo Motobécane doit bien avoir quarante ans. Il m’attend là, souriant, un simili livre à la main, à moitié avachi par la fatigue et les saisons.

Quel beau partenaire de fortune que voici ! Lui aussi me rappelle que je n’avais finalement besoin de personne pour réaliser ce que j’avais en tête. Mais il me renvoie également à ma solitude du moment. Je viens de trouver mon Wilson[1]. Pour autant, je n’envisage pas d’engager la conversation. Et après l’avoir salué (il faut un minimum de politesse, tout de même !), je m’installe pour attaquer mon déjeuner. Une cuillère de spiruline, un sandwich jambon beurre, mon pain au chocolat et un soda à l’orange, dont le fabriquant prétend que la pulpe est complètement secouée…

Le soleil se fait sentir. Les nuages se déchirent. Je suis bien. Après déjeuner, je me surprends même à m’endormir, assis sur ce banc. C’est la cloche de la mairie qui, sonnant à plusieurs reprises, me réveille. J’ai dû dormir cinq ou dix minutes, tout au plus. Et me voilà en pleine forme.

Je quitte Wilson qui poursuit la lecture de son livre. Je saute sur le vélo et j’avale les vingt derniers kilomètres tel Gargantua en Utopie, pays dont j’approche à chaque coup de pédale. Dans les derniers kilomètres, je quitte les bois et entre dans les vallons encépés, au cœur du pays de Bourgueil. Je traverse les rue de Benais à petite vitesse. Je ne suis pas encore arrivé et me trompe de chemin à quelques centaines de mètres de l’arrivée. Pris d’impatience, je saisi mon téléphone et m’apprête à demander à Google de me localiser. Avant de me raviser. Quelle raison me pousserait à renoncer à chercher par moi-même ? La facilité ? L’empressement ?

Je range alors mon téléphone et étudie avec attention le plan. Première à droite, puis deuxième à gauche. En deux minutes, je suis au portail du domaine Ansodelles où Anne et Jérôme finissent de déjeuner avec leurs amis, Sylvie et Philippe.

Embrassades façon Covid-19, déclarations d’amitiés et de joie de se revoir. Je me joins à eux pour le fromage, agrémenté des vins du domaine, les fruits, puis le café. Moi qui suis d’ordinaire un caféïnomane avéré, je m’aperçois que mon dernier café remonte au petit déjeuner à Villequoy ! Je suis bien loin de mes six à huit espressos journaliers.

La tasse à la main et le sourire aux lèvres (et non l’inverse), j’explique à Anne, la vigneronne, que je suis venu spécifiquement pour lui rapporter quelque chose. Je plonge la main dans mon sac à dos et en ressort un sécateur à tailler les vignes. Celui-ci était resté au fond d’une poche de mon pantalon, lors des dernières vendanges. Éclats de rires. Nous discutons de tout, et de rien. Puis le petit groupe décide de partir faire… un tour de vélo. Je joue alors mon joker en indiquant que je préfèrerais m’installer, déséquiper le vélo et prendre une douche. Comme cela m’ été gentiment proposé à mon arrivée.

Avant de partir en balade, Anne me présente le programme du soir : dîner au chai, tous ensemble, en présence des anciens propriétaires, puis coucher à Langeais chez elle et Jérôme, pour un retour au chai, le lendemain, vers sept heures. Ce programme me convient à ravir et je sais déjà que la soirée sera riche en échanges avec les différentes personnes présentes.

Je ne me trompe pas : avec Sylvie, je parle de cette société malade qui fait craquer les gens et détester des métiers qui semblaient pourtant leur avoir convenu durant des années. Son projet de reconversion professionnelle l’a amenée à … aider ceux qui veulent changer de vie professionnelle ! Avec Betty et Vincent, les anciens propriétaires, nous parlons de l’Afrique. Amoureux du continent et particulièrement de l’Afrique de l’ouest où ils ont vécu, ils me racontent les attaches et liens encore forts qu’ils ont entretenus et conservés au fil des années. Nous nous comprenons. Et nous passons tous une excellente soirée tandis qu’Anne nous dit combien elle est heureuse de cette journée de repos, exceptionnelle.

A Langeais, après avoir lavé en cycle express une bonne partie de mes vêtements et les avoir enfournés dans le sèche-linge, je monte me coucher sans traîner. Il est minuit et demain, nous nous lèverons à six heures et quart. Aujourd’hui encore, j’ai vécu l’aventure humaine à laquelle j’aspire tant. La descente de ce vélo en Vendée est le plus beau prétexte qu’il soit : insolite à souhait, ma démarche fait sourire, intrigue, ouvre les portes et les bouches. Et je ne rate jamais une occasion de converser. Car la solitude sur le vélo a un poids non négligeable. J’ai beau chanter, parler à la nature et aux animaux, méditer lorsque la route est rectiligne et plate, je demeure seul dans cette aventure. Seul, mais ni esseulé, ni solitaire.

J’éteins la lumière.


[1] Voir le film « Seul au Monde » de Robert Zemeckis

Laisser un commentaire